Il m'est impossible de
regarder sans une sorte de tristesse ces chemins de fer merveilleux auxquels
notre industrie semble donner des ailes. Je ne sais si c'est un progrès que de
pouvoir fendre ainsi l'espace comme une flèche ;
mais ce qu'il y a de sûr,
c'est que cela me rend plus sensible la rapidité de la vie, qui avant notre
invention, l'était cependant bien assez. Ces rainures de fer où nous sommes
forcés de courir sans dévier d'une ligne, emportés par une puissance aussi
aveugle, presque aussi indomptable que la foudre, n'est-ce pas une image de cet
implacable sort qui nous entraîne, et dont nous sommes les esclaves alors même
que nous croyons le maîtriser ? On croit gagner du
temps parce qu'on l'accélère. Mais ces voyages étourdissants ne font
qu'abréger l'existence, qui
n'est, elle, qu'une traversée. ils ne permettent pas la mémoire, le seul moyen
qu'ait l'homme d'allonger et de doubler ses jours. L'unique souvenir qu'ils
nous laissent, c'est qu'on va vite. Aller vite, c'est mourir plus tôt.
Jules Lefèvre-Deumier (1797-1853), Le Livre du promeneur
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