"Nous disons bonnes les vertus d'un homme, non pas à cause
des résultats qu'elles peuvent avoir pour lui, mais à cause des
résultats qu'elles peuvent avoir pour nous et pour la société : dans
l'éloge de la vertu on n'a jamais été bien « désintéressé », on n'a
jamais été bien « altruiste » ! On aurait remarqué, sans cela, que les
vertus (comme l'application, l'obéissance, la chasteté, la piété, la
justice) sont généralement nuisibles à celui qui les possède, parce
que ce sont des instincts qui règnent en lui trop violemment, trop
avidement, et ne veulent à aucun prix se laisser contrebalancer
raisonnablement par les autres. Quand on possède une vertu, une
vraie vertu, une vertu complète (non une petite tendance à l'avoir),
on est victime de cette vertu ! Et c'est précisément pourquoi le voisin
en fait la louange ! On loue l'homme zélé bien que son zèle gâte sa
vue, qu'il use la spontanéité et la fraîcheur de son esprit : on vante,
on plaint le jeune homme qui s'est « tué à la tâche » parce qu'on
pense : « Pour l'ensemble social, perdre la meilleure unité n'est
encore qu'un petit sacrifice ! Il est fâcheux que ce sacrifice soit
nécessaire ! Mais il serait bien plus fâcheux que l'individu pensât
différemment, qu'il attachât plus d'importance à se conserver et à se
développer qu'à travailler au service de tous ! » On ne plaint donc
pas ce jeune homme à cause de lui-même, mais parce que sa mort a
fait perdre à la société un instrument soumis, sans égards pour lui-même,
bref un « brave homme », comme on dit."
Nietzsche, Le Gai Savoir.
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