Le silence est un
effet de la prudence par laquelle on refuse de se laisser juger ou de
s’engager. Il est aussi un effet de l’ascétisme par lequel on réfrène la
spontanéité de ses mouvements naturels, on renonce à compter dans l’esprit
d’autrui, à obtenir son estime ou à exercer une action sur lui.
Cependant, il y a
encore dans le silence une sorte d’hommage rendu à la gravité de la vie ;
car les paroles ne forment qu’un monde intermédiaire entre ces sentiments
intérieurs qui n’ont de sens que pour nous, mais qu’elles trahissent toujours,
et les actes qui changent la face du monde et dont souvent elles tiennent la
place. L’homme le plus frivole se contente de parler, sans que ses paroles
mettent en jeu ni sa pensée, ni sa conduite. Le plus sérieux est celui qui
parle le moins : il ne sait que méditer ou agir.
Les paroles ne valent
que si elles sont médiatrices entre la virtualité de la pensée et la réalité de
l’action. Et l’on peut dire qu’elles rendent la pensée réelle, bien qu’elles ne
soient encore qu’une action virtuelle.
C’est parce que les
paroles découvrent notre pensée et déjà lui donnent un visage, qu’elles
commencent à nous lier. Et pourtant, on ne saurait les confondre avec l’acte
véritable ; mais elles l’appellent et le préfigurent ; elles nous
rendent infidèles si nous ne l’accomplissons pas. Ainsi, les paroles tendent
des chaînes autour de notre liberté ; et il faut être ménager de ses
paroles si l’on veut qu’elles ne lui portent aucune atteinte, qu’elle reste toujours
elle-même un premier commencement, une relation toujours nouvelle entre un
vouloir toujours naissant et une situation toujours imprévisible.
Un mot prononcé
suffit déjà à changer l’état des choses, mais sans qu’il y paraisse. Il
bouleverse les rapports entre deux êtres, même s’il ne leur dévoile rien qu’ils
ne savent déjà : mais il le dévoile. Ce qui, tout à l’heure, n’était
qu’une possibilité encore en suspens s’est montré au jour. Ce qui n’avait
d’existence que dans mon âme, apparaît au-dehors. Nul ne peut éviter d’en tenir
compte et désormais ma conduite tout entière en dépend.
Et pourtant, il
subsiste une distance infinie entre ce que je suis dans mon propre silence et
ce que je puis exprimer ou traduire. Mais il y a une puissance mystérieuse du
silence qui est la puissance de ce que je suis, toujours plus grande que la
puissance de ce que je dis. Ce silence intérieur, cette absence de tout regard
vers le spectacle qu’il peut donner, rend chaque être à lui-même et l’empêche
d’hésiter ou de feindre.
Ainsi, il arrive que
je suis plus proche de vous par mon silence que par mes paroles.
L’amour le plus
profond n’a point recours aux paroles. Dans ses manifestations les plus
subtiles comme les plus ardentes, ce serait le rompre que de rompre le
silence : ce serait l’affaiblir pour le justifier. Là où il est, il est
un, total et indivisible : on ne peut le montrer sans le diviser, sans
mettre au dessus de sa présence, que rien ne surpasse, un témoignage qui lui
est toujours inégal.
Il en est ainsi dans
toute action que l’on exerce, et jusque dans l’éducation, qui, même quand elle
paraît dépendre des paroles, dépend d’abord d’une présence pure, toujours
active et toujours offerte, mais qui est telle pourtant qu’elle n’a besoin
d’aucune sollicitation pour attirer le regard, ni d’aucune demande pour qu’on
lui réponde.
Louis Lavelle, L’erreur
de Narcisse (1939).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire