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J’écrirais volontiers
un éloge de la paresse et de l’ennui. La paresse, rien de plus clair, est la
mère des chefs-d’œuvre. Très loin de l’abrutissement qui naît des grands postes
et des hautes fonctions, l’ennui est cet état béni où l’esprit désoccupé aspire
à faire sortir du néant quelque chose d’informe et déjà d’idéal qui n’existe
pas encore. L’ennui est la marque en creux du talent, le tâtonnement du génie.
Dieu s’ennuyait avant de créer le monde. Newton était couché dans l’herbe et
bayait aux corneilles quand il a vu tomber de l’arbre sous lequel il s’ennuyait
la pomme de la gravitation universelle. Les petits esprits s’énervent au milieu
de foules de choses, la plupart du temps inutiles. Les grands esprits ne font
rien et s’ennuient comme Descartes « enfermé
seul dans un poêle en Allemagne » avant de découvrir des cieux.
Chateaubriand bâillait sa vie avant d’écrire Atala, et René, et les Mémoires
d’outre-tombe.
L’essentiel est de fuir
les occupations subalternes et d’éviter de se disperser dans des plaisirs ou
des obligations d’emprunt, et puis de se donner tout entier à ce qui sera
l’œuvre d’une vie. Proust renonce aux chroniques du snobisme et aux raouts dans
le grand monde pour se claquemurer chez lui, entre ses murs couverts de liège,
dans ses souvenirs et dans ses rêves d’où surgiront les miracles de Swann,
d’Odette, de Françoise, d’Albertine, de la duchesse de Guermantes et du baron
de Charlus. Dans un domaine très différent, Louis de Broglie sort lui aussi d’une
banalité quotidienne où il ne faisait presque rien pour entrer d’un seul coup
dans un rêve étoilé. Il ne passait pas pour le plus doué des siens qui avaient
tous brillé dans la guerre, dans la politique, dans les lettres. Lui, c’était
plus modeste : il s’occupait d’histoire, de généalogie, d’une collection de
timbres-poste, il brillait au bridge et aux échecs lorsque, un beau jour, à
Bruxelles, à l’occasion d’un congrès savant où l’avait entraîné son frère
Maurice, il découvre par hasard la grandeur farouche d’une physique
mathématique qui le mènera jusqu’à la mécanique ondulatoire. « Monsieur, lui
dira plus tard Léon Blum en lui remettant l’ordre le plus élevé dans la Légion
d’honneur, vous appartenez à une famille où le talent était héréditaire avant que
le génie y entrât. »
Le génie – ou quelque
chose comme ça – descend aussi sur Loguivry-Plougras, sur Saint-Chély-d’Apcher,
sur la chambre où un garçon – ou une fille –, peut-être venu d’ailleurs,
peut-être découragé, se débat contre un destin hostile qui semble ne rien promettre.
Voyager n’est pas mal. Le succès, c’est très bien. Être heureux, qui ne le
souhaite ? S’ennuyer est bien mieux. C’est quand vous êtes perdu que vous
commencez à être sauvé. La vie la plus banale, allumer le feu dans une
cheminée, se promener dans les bois – Rousseau avait besoin de marcher pour
aiguiser ses idées –, ronger son frein et son cœur parce qu’on n’est bon à
rien, maudire le monde autour de soi, s’abandonner aux songes, ou, mieux encore
ne rien faire du tout, ou, en tout cas le moins possible – avant, bien sûr de
se jeter dans le travail à corps perdu –, peut mener autrement loin. {...]
Jean d'Ormesson
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