« La mère de l’enfant
restait aussi silencieuse. En certaines circonstances, on lui posait une
question : « À quoi tu penses ? » « À rien », répondait-elle. Et
c’est bien vrai. Tout
est là, donc rien. Sa vie, ses intérêts, ses enfants se bornent à être là, d’une
présence trop naturelle pour être sentie. Elle était infirme, pensait
difficilement. Elle avait une mère rude et dominatrice qui sacrifiait tout à
un amour-propre de bête
susceptible et qui avait longtemps dominé l’esprit faible de sa fille. Emancipée
par le mariage, celle-ci est docilement revenue, son mari mort. Il était mort
au champ d’honneur, comme on dit. En bonne place, on peut voir dans un cadre
doré la croix de guerre et la médaille militaire. L’hôpital a encore envoyé à la veuve un petit
éclat d’obus retrouvé dans les chairs. La veuve l’a gardé. Il y a longtemps qu’elle n’a plus de chagrin.
Elle a oublié
son mari, mais parle encore du père de ses enfants. Pour élever ces derniers,
elle travaille et donne son argent à sa mère. Celle-ci fait l’éducation des
enfants avec une cravache. Quand elle frappe trop fort, sa fille lui dit : « Ne
frappe pas sur la tête. » Parce que ce sont ses enfants, elle les aime bien.
Elle les aime d’un égal amour qui ne s’est jamais révélé à eux. Quelquefois,
comme en ces soirs dont lui se souvenait, revenue du travail exténuant (elle
fait des ménages), elle trouve la maison vide. La vieille est aux commissions,
les enfants encore à l’école.
Elle se tasse alors sur une chaise et, les yeux vagues, se perd dans la
poursuite éperdue d’une ramure du parquet. Autour d’elle, la nuit s’épaissit
dans laquelle ce mutisme est d’une irrémédiable désolation.
Albert Camus, Œuvres
Complètes, Paris, Gallimard, 2006, tome 1, pp.49-50.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire