"Tous ces
cadeaux, en temps d'étrennes, arrivent à remuer plus de tristesses
que de joies. Car personne n'est assez riche pour entrer dans l'année
nouvelle sans faire beaucoup d'additions ; et plus d'un gémira en
secret sur les nids à poussière qu'il aura reçus des uns et des
autres et qu'il aura donnés aux uns et aux autres, pour enrichir les
marchands. J'entends encore cette petite fille, dont les parents ont
beaucoup d'amis, et qui disait, en considérant le premier buvard
qu'elle recevait à une fin d'année : <<Bon, voilà les
buvards qui arrivent.>>. Il y a bien de l'indifférence, et
aussi des colères rentrées, dans cette fureur de donner.
L'obligation gâte tout. Et en même temps les bonbons de chocolat
chargent l'estomac et nourrissent la misanthropie. Bah ! Donnons
vite, et mangeons vite ; ce n'est qu'un moment à passer.
Venons au
sérieux. Je vous souhaite la bonne humeur. Voilà ce qu'il faudrait
offrir et recevoir. Voilà la vrai politesse qui enrichit tout le
monde, et d'abord celui qui donne. Voilà le trésor qui se
multiplie par l'échange. On peut le semer le long des rues, dans les
tramways, dans les kiosques à journaux ; il ne s'en perdra pas un
atome. Elle poussera et fleurira partout où vous l'aurez jetée.
Quand il se fait, à quelque carrefour, un entrelacement de voitures,
ce ne sont que jurons et invectives, et les chevaux tirent de toutes
leurs forces, ce qui fait que le mal s'aggrave de lui-même.
Tout embarras est ainsi ; facile à démêler si l'on
voulait sourire, mesurer ses efforts, détendre un peu toutes les
colères qui tirent à hue et à dia, mais bientôt noeud gordien, au
contraire, si l'on tire en grinçant des dents sur tous les bouts de
corde. Madame grince ; la cuisinière grince ; le gigot sera trop
cuit ; de là des discours furibonds. Pour que tous ces
Prométhées fussent déliés et libres, il ne fallait pourtant
qu'un sourire au bon moment. Mais personne ne songe à une chose
aussi simple. Tous travaillent à bien tirer sur la corde qui les
étrangle.
La vie en
commun multiplie les maux. Vous entrer dans un restaurant. Vous jetez
un regard ennemi au voisin, un autre au menu, un autre au garçon.
C'en est fait. La mauvaise humeur court d'un visage à l'autre ;
tout se heurte autour de vous ; il y aura peut-être des verres
cassés, et le garçon battra sa femme ce soir.
Saisissez bien
ce mécanisme et cette contagion ; vous voilà magicien et donneur de
joie ; dieu bienfaisant partout. Dites une bonne parole, un bon
merci ; soyez bon pour le veau froid ; vous pourrez suivre cette
vague de bonne humeur jusqu'aux plus petites plages ; le garçon
interpellera la cuisine d'un autre ton, et les gens passeront
autrement entre les chaises ; ainsi la vague de bonne humeur
s'élargira autour de vous, allègera toutes choses et vous-même.
Cela est sans fin.
Mais veillez
bien au départ. Commencez bien la journée, et commencez bien
l'année. Quel tumulte dans cette rue étroite ! que d'injustices,
que de violences ! le sang coule ; il faudra que les juges s'en
mêlent. Tout cela pouvait être évité par la prudence d'un seul
cocher, par un tout petit mouvement de ses mains. Sois donc un bon
cocher. Donne-toi de l'aise sur ton siège, et tiens ton cheval en
main.
2 janvier 1910
Alain, propos sur le bonheur
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