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jeudi 1 janvier 2015

Qu'est-ce que l'homme selon Le philosophe Marcel Conche

Vous avez mal à la tête, ce n'est pas une raison suffisante pour ne pas commencer 2015 en philosophant, si, si; allez , zou!
 
Les sciences humaines et la philosophie ont le même objet : l’homme. Les sciences de l’homme s’intéressent à tel ou tel aspect ou domaine de la réalité humaine : les faits sociaux et les sociétés humaines, les cultures, les hominiens et l’harmonisation, et puis les faits psychiques, normaux ou pathologiques, la « cognition humaine » - comme on dit maintenant – et l’intelligence, les aptitudes, la personnalité, que Freud a structurée comme on sait, mais aussi le cerveau et l’ « homme neuronal », etc. Mais la philosophie demande simplement : qu’est-ce que l’homme ? Que veut dire cette question ? Ma grand-mère paternelle savait sans doute lire et écrire, mais je ne l’ai jamais vu lire ni écrire tant elle était absorbée par son travail de paysanne ! Or, après que j’eus cessé d’aller aux offices catholiques et eus remisé la foi de mon enfance au placard des souvenirs, voici ce qu’elle me dit : « Alors, nous serions comme des animaux ? » Et elle ajouta, en colère : « Crois-tu donc que ta maman n’est pas au Ciel ? » Elle croyait, mais je ne savais pas. J’en vins à croire le contraire, sans en savoir plus. De là la philosophie, qui n’est pas une science, qui n’a pas à chercher à l’être, qui ne nous donne aucun savoir mais qui est tout aussi inéludable que la très habituelle réflexion de tous et de chacun sur le « sens de la vie ». La science ne peut répondre, car elle ne pose et ne résout que des questions de fait, alors que la question du sens de l’homme est une question de droit : quelle place de l’homme dans la totalité des choses ? A-t-il une signification particulière ? une destinée ? ou pas plus de signification et de destinée qu’une plante ou un animal ?
 
La philosophie répond diversement. Mais toutes les réponses se ramènent à deux. Ou l’homme vient de plus haut que lui ou il vient de plus bas que lui. Ou il procède, par création, par émanation ou autrement, de l’Esprit absolu (Dieu dans le monothéisme) ou il est une production de la nature. D’un côté, le spiritualisme, de l’autre, le naturalisme. Ce que l’on nomme « idéalisme » est une forme particulière de spiritualisme ; on peut être spiritualiste sans être idéaliste ; ainsi Bergson. Ce que l’on nomme « matérialisme » est une forme particulière de naturalisme où la nature est considérée comme réductible à la matière ; on peut être naturaliste sans être matérialiste ; ainsi Spinoza. J’incline fortement au naturalisme. A l’origine de toute chose, je place non l’Esprit absolu mais la nature immense et infinie qui, sur fond de matérialité, a fait naître la vie par émergence créatrice (l’ensemble organique étant supérieur à ses éléments, comme le veut Whitehead), puis, de la vie, a fait naître l’esprit, par un nouveau bond créateur. Car il ne faut pas concevoir l’essence de la nature comme figée et immuable. Il lui appartient de se dépasser elle-même : l’esprit est une sur-nature de la nature. A cela s’oppose le matérialisme, qui voudrait que la vie et l’esprit se résolvent dans la matérialité.
 
De quel côté est la vérité ? Cela est indécidable autrement que par une méditation personnelle et pour soi-même. La science ne tranche ni en faveur du spiritualisme ni en faveur du naturalisme ou du matérialisme. L’astrophysique a donné à penser qu’avant le big bang il y avait place pour l’acte créateur biblique (car ce qui surgissait avec le big bang n’était que le temps des physiciens, non le temps universel) ; d’autre part, le darwinisme suggère que l’homme est apparu au sein du règne animal. Mais ce ne sont là que des arguments, non des preuves. Les créationnistes admettent, paraît-il, l’évolutionnisme darwinien pour le corps humain, Dieu ayant créé l’âme. La différence entre la preuve et l’argument est que la preuve ne laisse pas le choix, tandis que l’argument laisse le choix, chacun étant maître de la force qu’il accorde à cet argument, acceptant de se rendre à l’un comme ayant force probante et faisant fi de l’autre.
 
Autant dire que le choix philosophique, ou plus exactement métaphysique – puisqu’il s’agit de la conception que l’on se fait de la totalité des choses, laquelle est au-delà de toute expérience possible -, que ce choix se fonde dans la liberté. « L’essence des mathématiques est dans la liberté », a dit Georg Cantor. Mais la liberté particulière du mathématicien créateur suppose d’abord la liberté comme condition de l’acte même du savant. Je m’explique. Que veut la science ? « Elle aspire à atteindre la concordance avec la réalité », dit Freud, qui ajoute : « Cette concordance avec le monde extérieur réel, nous l’appelons vérité » (« Œuvres complètes », PUF, XIX, 255). Or, si l’homme n’était pas libre, il ne pourrait porter des jugements ayant un sens de vérité. Un perroquet peut être conditionné à dire « il fait jour », mais je dis « il fait jour » parce que je vois qu’il fait jour. Si mon jugement n’était pas libre à l’égard de toute causalité, s’il était déterminé par quelque causalité biologique, neurologique, psychologique ou autre, par quel hasard se trouverait-il être vrai ? Celui qui dit que « le déterminisme est universel » se contredit, car il ne pourrait pas porter le jugement « le déterminisme est universel » comme ayant un sens de vérité si le déterminisme était universel. Le matérialisme ne peut sans contradiction, affirmer la vérité du matérialisme. Pouvoir dire la vérité c’est pouvoir être un être pensant. Les neurosciences ont dans leur visée, dit-on, la réduction psychologique ou neurologique. De ces deux sciences, la psychologie et la neurologie, l’une dispute à l’autre son territoire. C’est leur affaire. La philosophie n’est pas concernée. Si les savants tombaient un jour d’accord pour accepter la réductibilité du psychique au neurologique, le philosophe saurait que ce qu’ils entendent par psychisme est quelque chose d’autre que la pensée. « Le cerveau pense », dit-on. Non ! car ce n’est pas lui qui peut dire qu’il pense. « La pensée se développe progressivement au cours de l’évolution », écrit Jean-Pierre Changeux (« l’Homme neuronal »). Le philosophe dira cela de l’intelligence ou de la conscience, non de la pensée. Car penser c’est pouvoir dire « cela est » ou « cela n’est pas » ; c’est pouvoir porter un jugement vrai, ce qui n’appartient qu’à l’homme et n’est possible que par la liberté. Si « l’Homme neuronal » eût été seulement un « homme neuronal », il n’eût pu écrire « l’Homme neuronal ».
 
Ainsi la science, comme la philosophie, se fonde dans la liberté. Mais il faut ajouter : dans le cas de la science, en vue de la vérité, c’est-à-dire de la « concordance avec la réalité » ; dans le cas de la philosophie, en vue du sens. Certes, le philosophe voudrait lui aussi la vérité, mais il se trouve devant diverses « vérités » possibles, possibles parce qu’irréfutables. Ou le spiritualisme est le vrai, ou le naturalisme. Ou l’homme a une âme immortelle et il vivra éternellement, ou il est voué à la mort et il ira se fondre dans la nature. Ici, la liberté n’est pas ouverture impersonnelle à la vérité qu’il faut accueillir, car elle se démontre ou s’offre dans l’expérience ; elle est choix et qui engage une personnalité. Pourquoi, des deux grandes vérités possibles, choisir l’une plutôt que l’autre ? Le philosophe choisit celle qui à ses yeux supporte le mieux l’épreuve de l’examen rationnel. Certes, il reste toujours dans l’indigence en fait de preuves, mais il n’est pas en faute d’arguments. De ces arguments, quant à en penser la valeur, nul ne le peut pour un autre. Après une vie philosophique, c’est-à-dire une vie de méditation, de réflexion, l’on arrive à des jugements fermes, qui ne sont ni des opinions (toujours changeantes) ni des certitudes, mais des convictions vécues (Gesinnungen, dit Hegel). Ainsi, pour moi, ma foi dans l’absoluité de la Nature.
 
La philosophie a deux côtés : singulier et universel. Une philosophie originale, ou assumée avec originalité, est indissociable d’une personnalité, d’une vie en ce qu’elle a de plus profond. Cependant, les problèmes du philosophe ne sont aucunement ses problèmes personnels (s’il lui arrive de parler de soi, c’est que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition »). Ce sont des problèmes ayant un sens d’universalité, tout comme les problèmes scientifiques. Mais la philosophie est plus universelle que la science, car elle ne laisse rien de côté. Elle ne peut donc ignorer la science. On peut dire que la tâche à cet égard est double : comprendre la science, ensuite la compléter. La comprendre car il appartient au philosophe, très précisément, d’expliquer pourquoi les sciences, grâce aux mathématiques, nous donnent une emprise si forte sur la nature (cela suppose un savoir que trop souvent les philosophes, à notre époque, ne se sont pas donné la peine d’acquérir, de sorte qu’ils en sont réduits à parler beaucoup plus des mots que des choses). La compléter ou la suppléer, puisque la science ne peut rien pour nous dans les domaines les plus essentiels.



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