Les
sciences humaines et la philosophie ont le même objet : l’homme. Les
sciences de l’homme s’intéressent à tel ou tel aspect ou domaine de la
réalité humaine : les faits sociaux et les sociétés humaines, les
cultures, les hominiens et l’harmonisation, et puis les faits
psychiques, normaux ou pathologiques, la « cognition humaine » - comme
on dit maintenant – et l’intelligence, les aptitudes, la personnalité,
que Freud a structurée comme on sait, mais aussi le cerveau et
l’ « homme neuronal », etc. Mais la philosophie demande simplement :
qu’est-ce que l’homme ? Que veut dire cette question ? Ma grand-mère
paternelle savait sans doute lire et écrire, mais je ne l’ai jamais vu
lire ni écrire tant elle était absorbée par son travail de paysanne !
Or, après que j’eus cessé d’aller aux offices catholiques et eus remisé
la foi de mon enfance au placard des souvenirs, voici ce qu’elle me
dit : « Alors, nous serions comme des animaux ? » Et elle ajouta, en colère : « Crois-tu donc que ta maman n’est pas au Ciel ? » Elle croyait, mais je ne savais
pas. J’en vins à croire le contraire, sans en savoir plus. De là la
philosophie, qui n’est pas une science, qui n’a pas à chercher à l’être,
qui ne nous donne aucun savoir mais qui est tout aussi inéludable que
la très habituelle réflexion de tous et de chacun sur le « sens de la
vie ». La science ne peut répondre, car elle ne pose et ne résout que
des questions de fait, alors que la question du sens de l’homme est une question de droit :
quelle place de l’homme dans la totalité des choses ? A-t-il une
signification particulière ? une destinée ? ou pas plus de signification
et de destinée qu’une plante ou un animal ?
La
philosophie répond diversement. Mais toutes les réponses se ramènent à
deux. Ou l’homme vient de plus haut que lui ou il vient de plus bas que
lui. Ou il procède, par création, par émanation ou autrement, de
l’Esprit absolu (Dieu dans le monothéisme) ou il est une production de
la nature. D’un côté, le spiritualisme, de l’autre, le naturalisme. Ce
que l’on nomme « idéalisme » est une forme particulière de
spiritualisme ; on peut être spiritualiste sans être idéaliste ; ainsi
Bergson. Ce que l’on nomme « matérialisme » est une forme particulière
de naturalisme où la nature est considérée comme réductible à la
matière ; on peut être naturaliste sans être matérialiste ; ainsi
Spinoza. J’incline fortement au naturalisme. A l’origine de toute chose,
je place non l’Esprit absolu mais la nature immense et infinie qui, sur
fond de matérialité, a fait naître la vie par émergence créatrice
(l’ensemble organique étant supérieur à ses éléments, comme le veut
Whitehead), puis, de la vie, a fait naître l’esprit, par un nouveau bond
créateur. Car il ne faut pas concevoir l’essence de la nature comme
figée et immuable. Il lui appartient de se dépasser elle-même : l’esprit
est une sur-nature de la nature. A cela s’oppose le matérialisme, qui
voudrait que la vie et l’esprit se résolvent dans la matérialité.
De
quel côté est la vérité ? Cela est indécidable autrement que par une
méditation personnelle et pour soi-même. La science ne tranche ni en
faveur du spiritualisme ni en faveur du naturalisme ou du matérialisme.
L’astrophysique a donné à penser qu’avant le big bang il y avait place
pour l’acte créateur biblique (car ce qui surgissait avec le big bang
n’était que le temps des physiciens, non le temps universel) ; d’autre
part, le darwinisme suggère que l’homme est apparu au sein du règne
animal. Mais ce ne sont là que des arguments, non des preuves. Les
créationnistes admettent, paraît-il, l’évolutionnisme darwinien pour le
corps humain, Dieu ayant créé l’âme. La différence entre la preuve et
l’argument est que la preuve ne laisse pas le choix, tandis que
l’argument laisse le choix, chacun étant maître de la force qu’il
accorde à cet argument, acceptant de se rendre à l’un comme ayant force
probante et faisant fi de l’autre.
Autant
dire que le choix philosophique, ou plus exactement métaphysique –
puisqu’il s’agit de la conception que l’on se fait de la totalité des
choses, laquelle est au-delà de toute expérience possible -, que ce
choix se fonde dans la liberté. « L’essence des mathématiques est dans la liberté »,
a dit Georg Cantor. Mais la liberté particulière du mathématicien
créateur suppose d’abord la liberté comme condition de l’acte même du
savant. Je m’explique. Que veut la science ? « Elle aspire à atteindre la concordance avec la réalité », dit Freud, qui ajoute : « Cette concordance avec le monde extérieur réel, nous l’appelons vérité »
(« Œuvres complètes », PUF, XIX, 255). Or, si l’homme n’était pas
libre, il ne pourrait porter des jugements ayant un sens de vérité. Un
perroquet peut être conditionné à dire « il fait jour », mais je dis
« il fait jour » parce que je vois qu’il fait jour. Si mon jugement
n’était pas libre à l’égard de toute causalité, s’il était déterminé par
quelque causalité biologique, neurologique, psychologique ou autre, par
quel hasard se trouverait-il être vrai ? Celui qui dit que « le
déterminisme est universel » se contredit, car il ne pourrait pas porter
le jugement « le déterminisme est universel » comme ayant un sens de
vérité si le déterminisme était universel. Le matérialisme ne peut sans
contradiction, affirmer la vérité du matérialisme. Pouvoir dire la
vérité c’est pouvoir être un être pensant. Les neurosciences ont dans
leur visée, dit-on, la réduction psychologique ou neurologique. De ces
deux sciences, la psychologie et la neurologie, l’une dispute à l’autre
son territoire. C’est leur affaire. La philosophie n’est pas concernée.
Si les savants tombaient un jour d’accord pour accepter la réductibilité
du psychique au neurologique, le philosophe saurait que ce qu’ils
entendent par psychisme est quelque chose d’autre que la pensée. « Le cerveau pense », dit-on. Non ! car ce n’est pas lui qui peut dire qu’il pense. « La pensée se développe progressivement au cours de l’évolution »,
écrit Jean-Pierre Changeux (« l’Homme neuronal »). Le philosophe dira
cela de l’intelligence ou de la conscience, non de la pensée. Car penser
c’est pouvoir dire « cela est » ou « cela n’est pas » ; c’est pouvoir
porter un jugement vrai, ce qui n’appartient qu’à l’homme et n’est
possible que par la liberté. Si « l’Homme neuronal » eût été seulement
un « homme neuronal », il n’eût pu écrire « l’Homme neuronal ».
Ainsi
la science, comme la philosophie, se fonde dans la liberté. Mais il
faut ajouter : dans le cas de la science, en vue de la vérité,
c’est-à-dire de la « concordance avec la réalité » ; dans le cas de la
philosophie, en vue du sens. Certes, le philosophe voudrait lui aussi la
vérité, mais il se trouve devant diverses « vérités » possibles,
possibles parce qu’irréfutables. Ou le spiritualisme est le vrai, ou le
naturalisme. Ou l’homme a une âme immortelle et il vivra éternellement,
ou il est voué à la mort et il ira se fondre dans la nature. Ici, la
liberté n’est pas ouverture impersonnelle à la vérité qu’il faut
accueillir, car elle se démontre ou s’offre dans l’expérience ; elle est
choix et qui engage une personnalité. Pourquoi, des deux grandes
vérités possibles, choisir l’une plutôt que l’autre ? Le philosophe
choisit celle qui à ses yeux supporte le mieux l’épreuve de l’examen
rationnel. Certes, il reste toujours dans l’indigence en fait de
preuves, mais il n’est pas en faute d’arguments. De ces arguments, quant
à en penser la valeur, nul ne le peut pour un autre. Après une vie
philosophique, c’est-à-dire une vie de méditation, de réflexion, l’on
arrive à des jugements fermes, qui ne sont ni des opinions (toujours
changeantes) ni des certitudes, mais des convictions vécues (Gesinnungen, dit Hegel). Ainsi, pour moi, ma foi dans l’absoluité de la Nature.
La
philosophie a deux côtés : singulier et universel. Une philosophie
originale, ou assumée avec originalité, est indissociable d’une
personnalité, d’une vie en ce qu’elle a de plus profond. Cependant, les
problèmes du philosophe ne sont aucunement ses problèmes personnels
(s’il lui arrive de parler de soi, c’est que « chaque homme porte la
forme entière de l’humaine condition »). Ce sont des problèmes ayant un
sens d’universalité, tout comme les problèmes scientifiques. Mais la
philosophie est plus universelle que la science, car elle ne laisse rien
de côté. Elle ne peut donc ignorer la science. On peut dire que la
tâche à cet égard est double : comprendre la science, ensuite la
compléter. La comprendre car il appartient au philosophe, très
précisément, d’expliquer pourquoi les sciences, grâce aux mathématiques,
nous donnent une emprise si forte sur la nature (cela suppose un savoir
que trop souvent les philosophes, à notre époque, ne se sont pas donné
la peine d’acquérir, de sorte qu’ils en sont réduits à parler beaucoup
plus des mots que des choses). La compléter ou la suppléer, puisque la
science ne peut rien pour nous dans les domaines les plus essentiels.
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