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mercredi 18 janvier 2017

Le paisible Monsieur du Courseau de Michel Déon

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« …Vers cinq heures du matin, M. du Courseau avait accoutumé de se lever, hiver comme été, de descendre à la cuisine et de se préparer seul un grand bol de café arrosé qu'il buvait debout en robe de chambre avant de gagner sa bibliothèque où il s'enfermait jusqu'à huit heures. C'était un grand Normand, rouge de teint, le regard bleu, la nuque forte, les mains comme des battoirs. Depuis sa démobilisation, il prenait du ventre et ne s'en inquiétait pas, assez satisfait de voir réapparaître des rondeurs nobles que la boue des tranchées et les maladies de l'armée d'Orient avaient effacées un temps. Il ne s'inquiétait pas non plus de sa calvitie qui révélait un crâne superbe, luisant et glissant, souligné par une corolle de cheveux grisonnants. Nul n'ayant jamais vu un livre nouveau franchir le seuil de la bibliothèque interdite, force était de croire qu'il relisait toujours les mêmes livres, notamment un Dickens complet broché sous couverture rouge-orangé, un Balzac relié chagrin, les œuvres de Voltaire en trente-deux volumes dans l'édition de 1818 et une vingtaine de biographies de Guillaume le Conquérant, son héros, le seul homme qu'il admirât parce qu'il avait battu les Anglais. De ces lectures, rien ne transparaissait dans sa conversation. Antoine du Courseau aimait parler de nourriture quand il n'était pas à table (à table il était peu loquace, tout occupé de manger et d'analyser ses sensations), de fleurs (mais avec Albert seulement), de femmes (mais avec l'abbé Le Couec qui n'en avait pas peur), de mécanique (mais avec Ettore Bugatti à qui, une fois par an, il rendait visite à Molsheim pour acheter une nouvelle voiture), de politique avec personne, ayant renoncé à s'indigner de quoi que ce fût. Le travail ne l'étouffait pas. Il l'ignorait depuis sa jeunesse, ayant hérité La Sauveté de sa mère et une flottille de chalutiers de son père. Mme du Courseau n'était pas mal à l'aise non plus, issue de trois générations de minotiers qui avaient, depuis longtemps, abandonné la blouse : les Mangepain, de Caen. Oui, je sais, quel nom prédestiné ! Mais je n'y peux rien. La guerre venait de passer sur eux sans les atteindre, au contraire de beaucoup d'autres qu'elle avait enrichis ou ruinés… »


Michel Déon, le jeune homme vert

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