— Mademoiselle,
dit-il, vous partez demain, et moi-même je vais quitter ce pays où je ne puis
plus vivre. Peut-être ne vous reverrai-je jamais, et, quand même je vous
retrouverais un jour, les événements qui me bouleversent maintenant seront
alors loin de vous, et vous n'y songerez plus. Cette heure où je vous parle est
une heure solennelle et qui sera probablement unique dans ma vie. Permettez-moi
d'en profiter. Je voudrais que le souvenir lointain que vous garderez de moi me
ressemblât tout à fait, qu'il ne restât dans votre pensée aucun doute, aucune
ombre sur mon compte ; or, vous sentez vous-même que vous ne savez pas tout.
Mademoiselle d'Haucourt fit un mouvement de tête approbatif. Vous
rappelez-vous, ajouta Gaston, cette lettre que vous m'avez remise un matin à
Haucourt ? Hélène leva sur lui un regard pénétrant.
— Là est tout
mon secret, toute mon histoire, continua-t-il. Vous la saurez tout entière ;
fautes et regrets, joies et peines, je ne vous cacherai rien. Le voulez-vous ?
— Vous me le
devez bien, dit tout bas et avec émotion mademoiselle d'Haucourt.
Ce mot valait
mieux qu'un grand discours, et le cœur de Gaston faillit déborder. Il raconta
alors plus rapidement et mieux que je n'ai su le faire, car il avait un
stimulant que rien ne remplace, sa rencontre avec Aline et son amour pour elle,
la tendresse naïve de la jeune fille, ses chagrins, la pauvreté de sa famille ;
il n'omit rien ou presque rien, car vous devinez par où son récit différa du
mien et sur quels détails il passa légèrement. Enfin il arriva au départ
d'Aline, dont il recula seulement quelque peu la date, et il avoua même
l'intervention de madame de Grainville. Puis, il revint sur son séjour à
Haucourt et sur ses impressions premières. De ses conversations avec Henri, de
sa situation vis-a- vis de lui, il raconta tout ce qu'il pouvait dire. En un
mot, il fut jusqu'au bout sincère autant que possible, ai-je dit, car,
convenons en, la sincérité absolue n'existe pas dans ce monde, et non-seulement
on cache toujours à autrui quelque chose, mais l'on ne s'avoue pas tout à
soi-même. Des deux êtres qui sont en nous, l'un passe sa vie à tromper l'autre
et à poser devant lui.
Mademoiselle d'Haucourt écouta ce récit
avec émotion, et Gaston suivit avec intérêt, tout en parlant, les impressions
diverses qui se peignirent tour a tour sur sa physionomie attentive. Il y lut
la curiosité, l'embarras, la surprise, la pitié ; en finissant, il interrogea
Hélène du regard : Ma confession, lui dit-il, est complète. Me voilà tel que je
suis. Que votre impression actuelle me soit favorable ou contraire, elle est
juste, et je dois l'accepter.
Mademoiselle d'Haucourt ne répondit rien.
Elle examinait dans ce moment avec une attention excessive la reliure en cuir
de Russie d'un album, chef-d'œuvre de Beauzonnet. Elle examinait
scrupuleusement les coins, la tranche, les filets, la dorure, la serrure
compliquée, et Gaston se rappela involontairement ce Journal des Débats qu'elle
lisait a Haucourt avec une si profonde gravité dans une circonstance analogue.
— Ce livre
parait vous intéresser extrêmement, dit-il avec un peu de dépit.
— S'il
m'intéresse ! dit mademoiselle d'Haucourt ; c'est mon confident, mon ami, mon
compagnon de voyage. Depuis quatre ans, il me suit partout ; je lui confie les
pensées qui me frappent, les vers que j'aime, les fleurs qui me plaisent ; en
le feuilletant, je retrouve tous mes souvenirs, toute ma vie sous une forme
intelligible pour moi seule. Puis elle s'arrêta. Monsieur de Charleval,
reprit-elle après un moment de silence, cette jeune fille me plaît extrêmement.
Vous avez fait une bonne action, et, si j'en étais capable, je serais heureuse
de m'y associer.
— Qui sait, dit
Gaston, si je ne vous rappellerai pas cette parole un jour ?
— Quand vous voudrez,
répondit-elle, et un silence se fit de nouveau, pendant lequel mademoiselle
d'Haucourt regarda de plus belle la reliure de Beauzonnet. Puis, sans tourner
la tête et en suivant avec des ciseaux autour de l'écusson estampillé les
lettres d'or presque imperceptibles qui composaient la devise, elle ajouta à
voix basse :
— Que ne m'avez-vous
dit tout cela plus tôt ?
Cette réponse, prononcée avec une
négligence évidemment étudiée, rencontra dans l'esprit de Gaston une
signification qui le fit frémir de joie ; il allait parler lorsqu'il s'aperçut
que le vieux marquis, inquiet de la prolongation singulière du tête-à-tête,
s'était approché.
— Et quelle est
cette devise ? demanda tout à coup le jeune homme.
— Elle est fort
belle, c'est celle de Jacques Cœur, et tout homme résolu devrait l'adopter, dit
mademoiselle d'Haucourt en regardant Gaston : A cœur vaillant rien
d'impossible.
— Elle est belle
en effet, mais elle est mensongère, reprit plus bas Gaston en regardant M.
d'Haucourt s'éloigner. Elle me rappelle, hélas ! que vous partez demain, et je
vois dans mon avenir des impossibilités qui dérouteraient le cœur le plus
vaillant.
— Qui sait ?...
dit mademoiselle d'Haucourt avec un sourire charmant, et elle ouvrit son album.
Alexis de
Valon (1818 – 1851)
Le Châle noir
Chapitre VII
(extrait)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire