(…) On était des rien
du tout sociaux, des isolés sans nul contact avec l’extérieur. Alors, en hiver,
nous allions tous les dimanches au théâtre, ma mère et moi, deux amis, deux
doux et timides, cherchant obscurément dans ces trois heures de théâtre un
succédané de cette vie sociale qui nous était refusée. Que ce malheur partagé,
et jusqu’à présent inavoué, peut m’unir à ma mère.
Je me souviens aussi de
nos promenades du dimanche, en été, elle et moi, tout jeune garçon. On n’était
pas riches et le tour de la Corniche ne coûtait que trois sous. Ce tour, que le
tramway faisait en une heure, ç’était, en été, nos villégiatures, nos
mondanités, nos chasses à courre. Elle et moi, deux faibles et bien vêtus, et
aimants à en remontrer à Dieu. Je revois un de ces dimanches. Ce devait être à
l’époque du Président Fallières, gros rouge ordinaire, qui m’avait fait
frissonner de respect lorsqu’il était venu visiter notre lycée. « Le chef de la
France », m’étais-je répété, avec une chair de poule d’admiration.
En ce dimanche, ma mère
et moi nous étions ridiculement bien habillés et je considère avec pitié ces
deux naïfs d’antan, si inutilement bien habillés, car personne n’était avec
eux, personne ne se préoccupait d’eux. Ils s’habillaient très bien pour
personne. Moi, en inopportun costume de petit prince et avec un visage de
fille, angélique et ravi à me faire lapider. Elle, reine de Saba déguisée en
bourgeoise, corsetée, émue et un peu égarée d’être luxueuse. Je revois ses
longs gants de dentelle noire, son corsage à ruches avec des plissés, des bouillons
et des fronces, sa voilette, son boa de plumes, son éventail, sa longue jupe à
taille de guêpe et à volants qu’elle soutenait de la main et qui découvrait des
bottines à boutons de nacre avec un petit rond de métal au milieu. Bref, pour
cette promenade dominicale, on s’habillait comme des chanteurs d’après-midi
mondaine et il ne nous manquait que le rouleau de musique à la main.
Arrivés à l’arrêt de La
Plage, en face d’un casino rongé d’humidité, on prenait place solennellement,
émotifs et peu dégourdis, sur des chaises de fer et devant une table verte. Au
garçon de la petite baraque, qui s’appelait « Au Kass’Krout’s », on demandait
timidement une bouteille de bière, des assiettes, des fourchettes et, pour se
le concilier, des olives vertes. Le garçon parti, c’est-à-dire le danger passé,
on se souriait avec satisfaction, ma mère et moi, un peu empotés. Elle sortait
alors les provisions emballées et elle me servait, avec quelque gêne si
d’autres consommateurs nous regardaient, toutes sortes de splendeurs
orientales, boulettes aux épinards, feuilletés au fromage, boutargue, rissoles
aux raisins de Corinthe et autres merveilles. Elle me tendait une serviette un
peu raide, amoureusement repassée la veille par ma mère si heureuse de penser,
tandis qu’elle repassait en fredonnant un air de Lucie de Lammermoor,qu’elle
irait demain avec son fils au bord de la mer. Elle est morte.
Et on se mettait à
manger poliment, à regarder artificiellement la mer, si dépendants l’un de
l’autre. C’était le plus beau moment de la semaine, la chimère de ma mère, sa
passion : dîner avec son fils au bord de la mer. A voix basse, car elle avait
ma pauvre chérie, un complexe d’infériorité pas piqué des coccinelles, elle me
disait de bien respirer l’air de la mer, de faire une provision d’air pur pour
toute la semaine. J’obéissais, tout aussi nigaud qu’elle. Les consommateurs
regardaient ce petit imbécile qui ouvrait consciencieusement la bouche toute
grande pour bien avaler l’air de la Méditerranée. Nigauds, oui, mais on s’aimait.
Et on parlait, on parlait, on faisait des commentaires sur les autres
consommateurs, on parlait à voix basse, très sages et bien élevés, on parlait,
heureux, quoique moins que lors des préparatifs à la maison, heureux, mais avec
quelque tristesse secrète, qui venait peut-être du sentiment confus que chacun
était l’unique société de l’autre. Pourquoi ainsi isolés ? Parce qu’on était
pauvres, fiers et étrangers et surtout parce qu’on était des naïfs qui ne
comprenaient rien aux trucs du social et n’avaient pas ce minimum de ruse
nécessaire pour se faire des relations. Je crois même que notre maladroite
tendresse trop vite offerte, notre faiblesse trop visible et notre timidité
avaient éloigné de possibles amitiés.
Assis à cette table
verte, nous observions les autres consommateurs, nous tâchions d’entendre ce
qu’ils disaient, non par vulgaire curiosité mais par soif de compagnie humaine,
pour être un peu, de loin, leurs amis. Nous aurions tant voulu en être. Nous
nous rattrapions comme nous pouvions en écoutant. C’est laid ? Je ne trouve
pas. Ce qui est laid, c’est que sur cette terre il ne suffise pas d’être tendre
et naïf pour être accueilli à bras ouverts.
Assis à cette table
verte, nous parlions beaucoup pour nous étourdir. Nos éternels sujets de
conversation étaient nous deux et mon père et quelques parents dans d’autres
villes, mais jamais de tonifiants autres, vraiment autres. Nous parlions
beaucoup pour nous dissimuler que nous nous ennuyions un peu et que nous
n’étions pas tout à fait suffisants l’un à l’autre. Comme je voudrais
maintenant, loin de ces importants que je fréquente quand ça me chante,
retrouver Maman et m’ennuyer un peu auprès d’elle.
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