Dans notre société démocratique,
le mot « classe dirigeante » est devenu un terme de mépris. C'est un
tort. C'est justement parce qu'ils ne sont nullement « classe dirigeante
» que nos gouvernants font à l'envi de la politique de hannetons, se
heurtent à Tunis, se heurtent à Berlin, se heurtent à l'Italie, pour
revenir, à Paris, se heurter contre la démagogie. On ne peut être fort à
l'escrime qu'en la pratiquant dès l'enfance. On ne peut savoir
gouverner les autres que si l'on a été élevé avec cette idée constante
qu'un jour on sera appelé à prendre le pouvoir. Alors on apprend, sans
s'en douter, toutes les petites ficelles du métier, tous les moyens
employés ; on devient enfin un homme pratique remarquable, sans être
nullement un homme de génie. C'est grâce à cette éducation séculaire que
les classes dirigeantes ont conservé si longtemps l'autorité en France,
malgré les effroyables abus de leur administration ; c'est grâce à ce
savoir héréditaire et subtil que la noblesse anglaise reste si puissante
et que la monarchie subsiste en ce pays.
Qui n'a été frappé de ce phénomène que beaucoup de rois ont régné
d'une façon suffisante, sans déshonneur, bien qu'ils fussent les plus
médiocres des êtres ? C'est qu'ils avaient, dès le berceau, appris l'art
de manier les peuples, et ils ne commettaient aucune de ces petites
maladresses qui démonétisent un homme bien plus vite que les grosses
sottises de la politique extérieure.
Un peu de cette science pratique ne nuirait point à nos grands
hommes modernes, à nos meilleurs, à nos plus rusés ; et le voyage de M.
Gambetta en Normandie vient d'en donner un exemple frappant.
Tout le monde a lu déjà le livre exquis d'Alphonse Daudet, Numa
Roumestan, l'oeuvre la plus personnelle peut-être du romancier, où
coule, intarissable, son esprit si particulier, aigu, mordant et
souriant. Il a mis en opposition constante, tout le long de cette oeuvre
remarquable, l'homme du Nord et l'homme du Midi : celui-ci abondant,
éloquent, remuant les foules à son gré ; celui-là calme, froid,
raisonneur et calculateur. M. Gambetta, s'il n'est pas absolument un
Roumestan, est, du moins, un Méridional, un vrai.
Fort habile rhéteur, il a jusqu'ici triomphé, grâce à sa faconde
entraînante ; car tous les hommes sont peut-être un peu du Midi, sauf
les Normands, les Normands surtout de ce coin de terre dont Rouen est le
centre. Paris, ville nerveuse, entraînable, changeante, enthousiaste,
toujours ivre, est incontestablement sous le charme de la parole ardente
de celui qui va, dit-on, nous gouverner. Paris est du Midi. Mais les
industriels du pays de Caux, essentiellement pratiques, avec des
chiffres au lieu de pensées, contempteurs de toute politique qui ne
touche point aux affaires, ont échappé si absolument à l'éloquence
méridionale de l'avocat Roumestan-Massabie qu'il n'a point su cacher sa
mauvaise humeur et son impatience.
Tous les détails de ce voyage viennent de m'être racontés par un
témoin, qui justement accompagna aussi le modeste roi Louis-Philippe
dans une tournée à peu près semblable.
Il est intéressant de comparer les divers procédés politiques du prince et de l'éminent républicain dans leurs voyages.
M. Gambetta, homme sans doute supérieur à Louis-Philippe, mais privé
de cette éducation gouvernementale sucée avec le lait, arrive,
conquérant audacieux, et il parle, espérant, selon l'admirable
expression de Michelet, gagner les foules « de par la seule vertu d'une
gueule retentissante ». Il parle avec de grands mots, jetant des
sentiments généreux, des généralités entraînantes : « Patrie,
République, industrie, progrès, démocratie, etc. » Une assemblée de
voyageurs de commerce l'eût porté en triomphe. Les Normands attendaient
des chiffres, des choses précises, des termes techniques. Ils ont gardé
une froideur glaciale. A Quillebeuf, l'aventure est devenue
réjouissante. Entraîné par son improvisation, l'illustre avocat,
célébrant la Seine canalisée, proclame que, grâce à ce progrès, les
pilotes cesseront d'être nécessaires. Or, à Quillebeuf, tout le monde
est pilote : c'est la patrie du pilotage. Autant dire aux
administrateurs de la Compagnie du gaz que, grâce à la lumière
électrique, le gaz sera bientôt inutile. Immédiatement, une députation
s'avance. En tête marche un gaillard à poitrine épaisse, qui se dandine
sur ses jambes. Il arrête sans façon l'orateur en lui annonçant qu'il
est pilote, maître pilote ! Il montre ensuite l'armée qui le suit : tous
pilotes ; et il proteste au nom du pilotage méconnu. Interdit d'abord,
l'habile avocat se retrouve bientôt et s'écrie avec enthousiasme que le
pilotage est le plus beau jour de sa vie. Mais le Normand n'est pas du
Midi !
Quand Louis-Philippe vint à Rouen, il appela immédiatement auprès de
lui tous les hommes spéciaux qui pouvaient lui donner les
renseignements les plus précis sur toutes les industries qu'il allait
parcourir. Alors, dans chaque visite, sans phrases, interrogeant
toujours en souverain désireux de tout connaître, plein de
circonspection et parlant sobrement, pour prouver qu'il savait déjà, il
étonnait et ravissait ces Normands sérieux et pratiques, grâce à cette
érudition spontanée qu'un compère lui soufflait dans le dos. Un exemple
est frappant entre tous. Louis-Philippe apprend qu'à Rouen vit un savant
de grand mérite, M. Pouchet, le père de M. Georges Pouchet, l'éminent
professeur actuel du Muséum d'histoire naturelle. En deux heures, le roi
connaissait les travaux, les ouvrages, les découvertes, les luttes
scientifiques de cet homme, et, quand il entra dans le laboratoire du
professeur, celui-ci put croire que, de sa vie, le souverain ne s'était
jamais occupé que d'histoire naturelle et principalement des études
spéciales de M. Pouchet. On raconte encore dans le pays ce voyage royal.
Celui-là savait séduire sans charlatanisme, bien qu'il fût
incontestablement fort médiocre. Il connaissait son métier de roi.
L'autre jour, quand le grand orateur républicain quitta la
Normandie, comprenant son insuccès, il ne put retenir, dit-on, cette
parole : « Je suis un homme politique, moi ; je n'entends rien à toutes
les questions spéciales. » N'aurait-il pas dû faire en sorte de les
connaître, au moins cinq minutes ?
C'est qu'il n'est pas facile, ce métier d'enjôleur, d'entraîneur de
peuples. Il faut saisir avec un tact infini les courants d'idées qui
vous entourent, trouver le mot juste, le compliment nécessaire, ne
blesser personne, rallier les mécontents, séduire toujours. Ces dons si
divers, un seul peut-être les eut de naissance et poussés jusqu'à la
perfection. C'est Napoléon Ier (que le Destin pourtant nous préserve de
ses semblables). Outre que, sans emphase, il savait toujours trouver la
phrase infailliblement entraînante, il possédait encore l'art
d'interroger de telle sorte, qu'il vidait un homme en quelques minutes,
extrayant de lui tout ce qu'il voulait, tout ce que l'autre savait, par
des questions brusques, inattendues, singulièrement précises, qui
désarticulaient le mauvais vouloir et perçaient les résistances.
Il fallait, pour lui tenir tête, une force d'âme presque surhumaine.
Il était bien rare que, devant lui, on ne perdit point toute présence
d'esprit. Un Normand justement eut cette chance de ne se point troubler
en lui parlant. L'anecdote est presque inconnue. C'était un préfet de
Rouen, esprit indépendant, bien qu'acccompli, audacieux et railleur.
Appelé à Paris avec tous ses collègues pour présenter ses compliments au
roi de Rome qui venait de naître, il s'approcha, son tour venu, du
berceau où bavachait l'enfant auguste, et, s'inclinant jusqu'à terre, il
prononça ces paroles, au milieu du silence respectueux de l'armée des
fonctionnaires qui venaient d'exprimer leurs voeux à cette larve
impériale : « Monseigneur, je n'ai qu'une chose à vous souhaiter :
puissiez-vous être plus tard aussi sourd aux compliments intéressés de
vos flatteurs que vous l'êtes aujourd'hui à l'hommage de mon profond
respect. »
L'empereur, présent, ne dit rien, mais n'oublia pas. Quelque temps
après, se trouvant à Rouen, il se mit soudain à cribler son
fonctionnaire de ces questions directes, terribles, dont il avait le
secret et auxquelles il fallait répondre . « Combien de gens mariés dans
votre département ? » Le préfet, impassible, jeta un chiffre. « Quelle
est la longueur totale de vos routes ? » Le préfet n'hésita point. «
Combien passe-t-il d'eau par jour sous le pont de Rouen, monsieur le
préfet ? » L'autre indiqua la quantité d'eau. Alors, de cette voix
ironique qui valait presque un arrêt de mort, l'empereur demanda. «
Puisque vous savez tout, monsieur, combien avez-vous d'oiseaux de
passage ici ? »
Le fonctionnaire salua de tout son corps : « Un seul, Sire, un aigle ! »
Napoléon ne continua pas.
C'étaient là, je ne le nie point, jeux de prince et de courtisan.
Mais Napoléon, certes, n'aurait point oublié qu'il y a des pilotes à
Quillebeuf !
Guy de Maupassant
Le Gaulois du 1er novembre 1881.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire