" Le principe de la démocratie
se corrompt, non seulement lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais
encore quand on prend l'esprit d'égalité extrême, et que chacun veut
être égal à ceux qu'il choisit pour lui commander. Pour lors, le peuple,
ne pouvant souffrir le pouvoir même qu'il confie, veut tout faire par
lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats,
et dépouiller tous les juges. Il ne peut plus y avoir de vertu dans la
république.
Le peuple veut faire les fonctions des magistrats
: on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n'ont plus
de poids : on n'a donc plus d'égard pour les sénateurs, et par
conséquent pour les vieillards. Que si l'on n'a pas du respect pour les
vieillards, on n'en aura pas non plus pour les pères : les maris ne
méritent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout
le monde parviendra à aimer
ce libertinage : la gêne du commandement fatiguera, comme celle de
l'obéissance. Les femmes, les enfants, les esclaves n'auront de
soumission pour personne. Il n'y aura plus de moeurs, plus d'amour de
l'ordre, enfin plus de vertu.
On
voit, dans le Banquet de Xénophon, une peinture bien naïve d'une
république où le peuple a abusé de l'égalité. Chaque convive donne, à
son tour, la raison pourquoi il est content de lui. «je suis content de
moi, dit Chamades, à cause de ma pauvreté. Quand j'étais riche, j'étais
obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j'étais plus
en état de recevoir
du mal d'eux que de leur en faire : la république me demandait toujours
quelque nouvelle somme je ne pouvais m'absenter. Depuis que je suis
pauvre, j'ai acquis de l'autorité : personne ne me menace, je menace les
autres : je puis m'en aller, ou rester. Déjà les riches se lèvent de
leurs places, et me cèdent le pas. Je suis un roi, j'étais esclave : je
payais un tribut à la république, aujourd'hui elle me nourrit : je ne crains plus de perdre, j'espère d'acquérir ».
Le
peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant
cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu'il ne
voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur; pour
qu'il n'aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne.
La corruption augmentera parmi les corrupteurs, et elle augmentera parmi
ceux qui sont déjà
corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics; et, comme
il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à
sa pauvreté les amusements du luxe. Mais, avec sa paresse et son luxe,
il n'y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui."
Montesquieu,
De l'Esprit des lois
Voilà, voilà...
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