"...Le pays est administré par l'élite, mais administrer n'est pas
gouverner. Lorsqu'on demande que le pays soit gouverné par l'élite,
c'est parce qu'on pense que les difficultés politiques tiennent à
l'incompétence de ceux qui exercent le pouvoir. Mais il n'y a là en réalité
aucun problème, car dans toute administration l'accès au corps se fait sur
concours et la promotion sur le jugement des supérieurs hiérarchiques. Il n'est
pas vraisemblable que les fonctionnaires de l'Armée ne connaissent rien aux
armes, que ceux de l'Education nationale ne connaissent rien à l'enseignement,
que ceux de l'Equipement ne connaissent rien aux ponts et chaussées, etc. Tout
au contraire, malgré quelques exceptions qu’on ne saurait légitimement tenir
pour représentatives, tous ces gens-là savent bien ce qu'ils font et sont en
outre animés du désir de faire encore mieux. Mais que l'élite soit à sa place
et qu'elle détienne le pouvoir qui lui revient ne signifie nullement que lui
revienne le pouvoir de gouverner. Le gouvernement en effet implique un
arbitrage entre les administrations. Un militaire veut des armes, un maître
veut des écoles, un ingénieur de l'équipement veut des routes. Chacun veut
aussi toutes les armes, ou toutes les écoles, ou toutes les routes qui lui
semblent très raisonnablement nécessaires afin de satisfaire les besoins du
pays. Mais il n'est pas possible de satisfaire tous ces besoins à la fois.
Au-dessus du pouvoir technocratique le pouvoir politique devra trancher afin de
concilier au mieux les besoins avec le possible : on pourra construire tant de
canons, tant d'avions, tant d'unités navales, mais pas plus. Car il faut aussi
des écoles et des universités, des chaussées et des ponts, etc. qu'on ne pourra
pas construire non plus aussi nombreux qu'on le souhaiterait. Il appartient au
pouvoir administratif de pousser aussi loin qu'il lui semble légitime de le
faire la revendication des moyens qui sont de son domaine. Mais une compétence
va nécessairement à l’encontre de l’autre, parce qu’elle l’ignore et même
refuse obstinément de la reconnaître : il suffit de songer à la réputation
qu’ont les militaires chez les maîtres d’école ...et réciproquement !
Par conséquent n'écouter que l'un d'entre eux, ce
serait réduire l'homme et le définir comme un animal qui se bat, ou qui
apprend, ou qui roule, etc. Chacun vise la perfection et c'est évidemment très
louable. Or " toutes ces perfections luttent ensemble et retombent sur
nous de tout leur poids ". Chacune a son prix et le budget de la nation
n'est pas inépuisable. Il faut donc au-dessus de toutes les administrations un
pouvoir qui n'est plus de la même essence, qui ne repose plus sur la
compétence, qui n'est plus technocratique mais qui est enfin proprement
politique. Il lui revient de voir l'ensemble des besoins du pays, de les
hiérarchiser, de les coordonner et enfin de faire un homme qui n'ait pas pour
unique fonction de se battre, ni d'apprendre, ni de rouler, etc. mais qui soit
humainement le meilleur possible. Chaque spécialiste dans la qualification qui
lui appartient se fait une idée du meilleur qui est tout à fait inhumaine,
irréductible à celle que s'en fait l'autre et incompatible avec elle. Cette
catégorie très diversifiée de techniciens n'est pas de celles qui produisent :
tout au plus organise-t-elle. Il est très remarquable, et nullement
regrettable, que la distinction entre le pouvoir administratif et le pouvoir
politique la soumette à ceux qui n'ont pas de qualification, pas de compétence
pour décider dans aucun de ces domaines, mais qui a l'opposé de cette catégorie
produisent : l'ensemble des producteurs, qui fait le peuple, qui constitue le
souverain et qui décide soit directement, soit par ses représentants..."
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