«
La solitude implique que, bien que seul, je sois avec quelqu’un
(c’est-à-dire moi-même). Elle signifie que je suis deux en un, alors que
l’isolement ainsi que l’esseulement ne connaissent pas cette forme de
schisme, cette dichotomie intérieure dans laquelle je peux me poser des
questions et recevoir une réponse. La solitude et l’activité qui lui
correspond, qui est la pensée, peuvent être interrompues par quelqu’un
d’autre qui s’adresse à moi ou, comme toute activité, lorsqu’on fait
quelque chose d’autre, ou par la simple fatigue. Dans tous ces cas, les
deux que j’étais dans la pensée redeviennent un. Si quelqu’un s’adresse à
moi, je dois maintenant lui parler à lui, et non plus à moi-même ;
quand je lui parle, je change. Je deviens un : je suis bien sûr
conscient de moi-même, mais je ne suis plus pleinement et explicitement
en possession de moi-même. Si une seule personne s’adresse à moi et si,
comme cela arrive parfois, nous commençons à parler sous forme de
dialogue des mêmes choses qui préoccupaient l’un d’entre nous tandis
qu’il était encore dans la solitude, alors tout se passe comme si je
m’adressais à un autre soi. Et cet autre soi, allos authos,
Aristote le définissait à juste titre comme l’ami. Si, d’un autre côté,
mon processus de pensée dans la solitude s’arrête pour une raison ou une
autre, je deviens un aussi. Parce que ce un que je suis désormais est
sans compagnie, je peux rechercher celle des autres — sous la forme de
gens, de livres, de musique —, et s’ils me font défaut ou si je suis
incapable d’établir un contact avec eux, je suis envahi par l’ennui et
l’esseulement. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’être seul : je peux
m’ennuyer beaucoup et me sentir très esseulé au milieu de la foule, mais
pas dans la vraie solitude, c’est-à-dire en compagnie de moi-même ou
avec un ami, au sens d’un autre soi. »
-- Hannah Arendt, "Responsabilité et jugement", éd. Payot
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